LE PLUS. Que les fans se rassurent ! Apple n’est pas subclaquant mais il n’est plus à l’abri d’une crise réputationnelle qui pourrait enrayer la mécanique de la pomme et l’obliger à réviser sérieusement le déni communicant dans lequel Steve Jobs l’a plaqué pendant des années. Petite analyse prospective.
Première capitalisation boursière mondiale à près de
600 milliards de dollars, la firme de Cupertino continue de
faire saillir sans faillir ses pectoraux financiers. Le 24 avril dernier
lors de la publication de ses résultats trimestriels, la pomme a encore
pris à contre-pied les analystes en annonçant des chiffres nettement
supérieurs aux prévisions : 3 millions d’iPad nouvelle version écoulés
après 3 jours de lancement, 35 millions d’iPhone vendus entre janvier et mars
2012, un bénéfice trimestriel net de 11,6 milliards de
dollars et une cagnotte de
cash évaluée à plus de 110 milliards de
dollars.
N’en jetez plus ! Apple tutoie
les sommets en attendant la sortie
de l’iPhone 5 programmée pour l’automne avant celle de la supputée arme
secrète que d’aucuns lui prêtent : un écran de télévision intelligent
qui s’appellerait iTV pour marcher sur les platebandes juteuses du futur
marché de la télévision connectée.
Sur le front des perspectives, c’est donc un euphémisme de dire
que les analystes cultivent un enthousiasme contagieux. Peter
Misek du cabinet Jefferies est convaincu
que l’action d’Apple actuellement aux
alentours de 600 dollars devrait atteindre les 800 d’ici quelque temps
grâce aux nouveaux produits dans le tuyau mais également au potentiel
du marché des pays émergents encore peu exploités par l’iPhone
(notamment la Chine).
Son confrère Brian White de Topkea Capital Market est
encore plus dithyrambique.
Pour lui, l’entrée d’Apple sur le marché de la
télévision ferait bondir l’action à 1001 dollars d’ici 2014 et générer une capitalisation boursière franchissant la
barre mythique des 1000 milliards de dollars. Une tendance
qu’il justifie pour Apple par "son portefeuille de produits toujours croissant, son
réseau numérique intégré, son esthétique inégalée et sa
marque capable de toucher l’âme des consommateurs de tous horizons".
Apple est d’autant plus puissant
que son image de marque est un facteur décisif dans la décision d’achat
des consommateurs. Le cabinet Interbrand estime (1) que
la valeur de la marque Apple a
progressé de 58% en 2011 pour atteindre 33,5 milliards de dollars
contre "seulement" 23, 4 millions de dollars pour son rival immédiat
qu’est Samsung. Pour Bertrand Chovet, directeur général du
cabinet (2), "ce nom
représente plus de 50% dans la
décision d’achat". N’en jetez plus !
On se demande bien quel grain de sable pourrait faire vaciller une
pareille hégémonie.
L’imperméabilité inflexible d’Apple muterait-elle ?
Pourtant, tout observateur avisé aura noté que depuis la
disparition de Steve Jobs, les critiques envers Apple ont
quelque peu redoublé. Certes, Cupertino a déjà traversé des tempêtes
sous le règne de son gourou inspiré comme les explosions inopinées de
l’écran tactile de l’iPhone 3, la mauvaise performance de l’antenne des
premiers iPhone 4 ou encore les révélations des conditions de travail
désastreuses des ouvriers de Foxconn, principal sous-traitant d’Apple pour
la fabrication de ses mythiques produits.
Sauf qu’à chaque fois et à total rebours
des règles logiques de communication de crise, Apple a
toujours balayé d’un preste revers de main les accusations sans que son
image n’en pâtisse vraiment. Image protégée de surcroît par le charisme
quasi inattaquable et intimidant d’un Steve
Jobs peu décidé à s’en laisser conter à la moindre polémique commençant à
poindre.
Aux yeux de l’autocrate PDG et fondateur d’Apple,
rien ne devait entraver la triomphale marche en avant de son
entreprise. C’est ainsi qu’Apple n’a jamais hésité à
multiplier les batailles juridiques dans les tribunaux du monde entier
pour tenter de faire fléchir Google et son
système d’exploitation Android, concurrent direct et menaçant
de son iOS propulsant sa gamme de smartphones. Une guerre sans merci
voulue par l’inextinguible volonté de Steve Jobs, déterminé à faire
plier l’autre géant de la Silicon Valley. En 2010, il déclarait
d’ailleurs sans ambages : "Je vais détruire Android parce que c’est un produit
volé".
Aujourd’hui, c’est désormais Tim Cook qui préside aux
destinées d’Apple et la
volonté n’est plus autant d’airain selon
les mots mêmes du successeur de Jobs interrogé sur le sujet lors
de la présentation des résultats du 1er trimestre
2012 : "J’ai toujours détesté les contentieux et je
continue de les détester. Nous voulons juste que les gens inventent
leurs propres choses (…) Je préférerais grandement régler les
litiges que batailler".
Une chose est certaine : l’entreprise entre dans une nouvelle
ère pas forcément pavée de bonnes intentions et cette
fois sans son imposante figure tutélaire rarement contestée.
Foxconn, le boulet d’Apple
C’est en 2011 que le nom de Foxconn est venu entacher la
réputation d’Apple. Jusqu’alors anonyme
aux yeux du monde entier, cette entreprise
taïwanaise qui assemble (entre autres) les produits Apple en
Chine, accumule les déboires. Une explosion dans une usine d’iPad tue 4
personnes et en blesse 77 autres.
D’autres sites enregistrent dans le même temps une vingtaine de
suicides d’ouvriers écrasés par leur charge herculéenne de travail et leurs
conditions miséreuses. Les médias s’emparent de l’affaire mais
Cupertino fait la sourde oreille. Aucun communiqué ne sera publié.
Jamais Steve Jobs ne mettra les pieds dans les
ateliers de son sous-traitant et l’affaire s’éteint petit
à petit sauf sur le terrain où
les ONG n’entendent pas baisser la garde.
Début 2012, les médias américains débusquent à nouveau la pomme. New
York Times publie un sujet accablant sur Foxconn :
ouvriers aux salaires dérisoires et aux horaires illimités,
le tout dans des conditions d’hygiène déplorable où ces derniers sont
entassés à 20 dans des trois-pièces sans parler de ceux qui sont
intoxiqués par les produits chimiques utilisés pour nettoyer
les écrans d’iPhone. En avril, c’est au tour d’un autre sous-traitant
d’Apple,
Wintek, d’être pareillement mis sur la sellette
pour des motifs quasi identiques.
Rompant le silence traditionnellement érigé en règle intangible
sous Steve Jobs, Tim Cook a décidé cette fois de réagir en confiant un audit à l’ONG Fair Labor Association pour la lumière sur les dérives pointées. Un premier pas vers une transparence plus assumée ? A voir tant l’ONG élue par Tim Cook est elle-même sujette
à caution puisqu’elle est financée par les entreprises qu’elle
contrôle. Pas idéal en termes d’impartialité et de
crédibilité lorsqu’il s’agira de rendre des comptes publics.
Ricochets
polémiques aux USA
Ce qui aurait pu rester confiné en Chine a pourtant eu tôt fait
de rebondir très vite aux Etats-Unis. En mars, une
ONG américaine, Change.org, a fait circuler une pétition pour dénoncer
le traitement subi par les ouvriers chinois. Son leader, Mark Shields,
s’en explique clairement : "Vous êtes Apple, vous
êtes supposé penser différemment. Je veux
continuer à utiliser et à aimer les
produits de vous fabriquez parce
qu’ils changent le monde et ont changé ma vie.
Mais je veux aussi être sûr que quand je vous achète
quelque chose, ce n’est pas au prix de terribles souffrances humaines". Plus de
245 000 personnes ont joint leur signature.
Or ce débat a eu pour effet collatéral d’en
ouvrir un second au sein même de la patrie d’Apple à
propos de la création d’emplois sur le territoire américain. En pleine
course à la réélection à la Maison Blanche, ce thème est devenu l’un des
piliers de la campagne de Barack Obama qui entend promouvoir le « made
in America » et limiter les
délocalisations. Avec seulement 47 000 salariés aux USA mais une
montagne de cash obtenue notamment par un large recours à une
sous-traitance asiatique, Apple s’est vite retrouvé
dans l’œil du cyclone.
Là encore, la firme de Cupertino est sortie de son classique
mutisme par le biais d’une étude du cabinet Analysis
Group pour montrer qu’au-delà de ses propres effectifs, Apple génère
des emplois indirects sur le sol américain estimés selon le rapport à
un demi-million. Plusieurs économistes
de renom se sont empressés de moduler à la baisse ces chiffres qu’ils
jugent aléatoires à calculer. Mais le fait qu’Apple ait
pris la parole pour se défendre au lieu de snober comme à son habitude,
est révélateur du tournant communicant qui s’amorce.
Et de communication, Apple va
sérieusement en avoir besoin alors que s’annonce un nouveau nuage
propulsé ce coup-ci par l’implacable ONG Greenpeace. Depuis le 24 avril,
celle-ci a lancé une campagne très offensive à l’encontre d’Apple en
l’accusant d’être un pollueur patenté et d’utiliser
le charbon comme énergie pour alimenter ses centres de données par où
transitent les milliards de contenus échangés par les consommateurs de
produits Apple. Via une vidéo virale
au ton toujours aussi explicite et provocateur, la
pétition a déjà rassemblé plus de 160 000 soutiens en
quelques jours.
La légende de Steve Jobs
s’écaille
En parallèle du chahut médiatique qu’Apple doit
affronter sur le front du business, le messianique fondateur est
également petit à petit
déboulonné de son intouchable statut de "grand commandeur" visionnaire.
Déjà à sa mort, la biographie de Steve Jobs rédigée par Walter Isaacson
avait commencé à entrouvrir sotto voce la porte sur le management
autoritaire (pour ne pas dire dictatorial) du gourou de Cupertino
capable de congédier sur le champ un salarié qui ne lui revenait pas ou
d’imposer une pression infernale sur les managers en charge d’un projet stratégique.
Un grand écart réputationnel surprenant pour celui-ci qui
aimait tant cultiver ses slogans comme des versets
bibliques à l’instar du "Think Different" ou encore du "Stay Hungry,
Stay Foolish".
En avril dernier, un second livre intitulé "Inside Apple"
a opéré un chirurgical démontage du management à la Steve Jobs et de
la culture d’entreprise qu’il a instillée parmi ses équipes. L’enquête
est bien loin d’une hagiographie béate du concepteur de l’iPhone. Au
contraire, elle démontre comment l’obsession de domination et le
culte du secret de Steve Jobs ont
façonné l’entreprise de manière aliénante au point que le journaliste
auteur de l’ouvrage, Adam Lashinsky résume la perception paradoxale de
l’entreprise-culte en une phrase (3) : "Tout le monde chez Apple veut
partir et tout le monde à
l’extérieur veut y entrer".
Or, là aussi, la disparition de Steve Jobs va induire un défi
qui n’est pas sans impact pour l’image et la performance d’Apple.
Selon Adam Lashinsky, le challenge se pose ainsi pour Tim Cook (4) :
"Il risque de faire face à une hémorragie de talents. Grâce à un mélange
de crainte et d’admiration
qu’inspirait Steve Jobs, le top management est resté incroyablement
stable ces 15 dernières années (…) C’est cette
stabilité, entre autres, qui a fait la force d’Apple.
Mais, après toutes ces années, certains dirigeants pourraient bien
ressentir l’envie d’aller voir ailleurs".
Avis inexorable de tempête ?
Un fait est en tout cas indubitable. Apple n’inspire plus autant
la "terreur" depuis que son démiurge est passé de vie à trépas. Ainsi
en France, le principal distributeur de produits Apple,
eBizcuss, a osé traîner la marque à la pomme devant la justice en avril
2012 au motif "d’abus de position dominante" et de
"dépendance économique".
Selon la société française, Apple privilégierait
ses propres Apple Stores au détriment
des distributeurs sous contrat. Son patron, François Prudent ne regrette
pas d’avoir brisé un tabou dans l’univers feutré mais musclé d’Apple et son
réseau de distribution : "On a un vrai sentiment de colère et d’écœurement. Apple n’a
aucun état d’âme concernant l’écrasement de notre réseau
(…) Est-ce que cette société a tous les droits ?".
Devant cet amoncellement de signaux de crise, est-ce alors à dire qu’Apple va entrer dans une phase de turbulences où son avenir pourrait ne plus être aussi radieux qu’il ne le fut sous la gouvernance de Steve Jobs ? La réponse est non pour le court-terme. Malgré la multiplication des attaques frontales à divers niveaux, Apple n’est pas prêt de s’écrouler pour autant. Comme le souligne Adam Lashinsky, "l’ombre de Steve Jobs et ses
recettes pour le succès ne sont
pas prêts de s’effacer." (5).
En revanche, le nouveau management d’Apple serait
fort inspiré de tenir compte de ces signaux d’alerte. Du fait
précisément de sa position de leader et de
marque emblématique, les exigences du corps sociétal (mettons
à part les Applemaniacs pour lesquels
aucune critique de la pomme ne saurait être admissible) vont grandir de
manière croissante. Shaun Rein, consultant en Chine et fin
connaisseur du marché, analyse ainsi l’évolution que vit Apple depuis
la mort de Steve Jobs (6) : "Apple est un bouc émissaire
parce qu’il connaît un succès sans précédent. Mais c’est sa
responsabilité d’améliorer la situation dans des entreprises comme
Foxconn. Il peut lancer le mouvement".
Les postures adoptées par Tim Cook montrent qu’Apple commence
à remiser au placard le déni arrogant qui lui a servi pendant si
longtemps de boutefeux. Mais le nécessaire changement de communication
avec son écosystème demeure malgré tout un vaste chantier qui doit
impérativement être approfondi. Apple ne pourra pas
éternellement s’abriter derrière la magie de sa marque pour passer
subrepticement entre les gouttes de la polémique.
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